Énoncé : « le top x% des plus grosses fortunes mondiales est y% plus riche en 2016 qu’en 1980 donc, les ultrariches du top x% se sont enrichis de y% entre 1980 et 2016. »
Lorsque je vous ai proposé de critiquer cette assertion sur Twitter, j’ai constaté que vous étiez un certain nombre à ne pas voir le loup. En réalité, le lien de causalité ébauché par mon énoncé relève du pur sophisme ou, pour appliquer le rasoir de Hanlon1)N’attribuez jamais à la malice ce qui peut très bien s’expliquer par de la simple incompétence., de l’incompétence.
Pour bien comprendre, supposez que le top 1% des plus grosses fortunes mondiales en 1980 disposait d’un patrimoine net combiné de — je dis n’importe quoi — 10 milliards de dollars et que, 36 ans plus tard, la fortune totale du top 1% s’élève à 20 milliards de dollars. Si on suit mon énoncé, on est en droit d’en conclure qu’une poignée de milliardaires a vu sa fortune doubler sur la période.
Maintenant, considérez le scénario suivant : tous les membres du top 1% de 1980 ont été ruinés dans les années qui ont suivi et, accessoirement, une bonne partie sont morts depuis2)Fait stylisé : en général, les gens riches sont aussi âgés. Je vous laisse deviner pourquoi.. En revanche, le top 1% de 2016 est constitué d’une génération d’entrepreneurs qui a amassé au total 20 milliards de dollars en 36 ans.
Est-ce contradictoire avec le fait que le top 1% de 2016 est deux fois plus riche que le top 1% de 1980 ? Absolument pas. Est-ce contradictoire avec la conclusion que j’en ai tiré ? Radicalement.
On appelle ça le biais du survivant.
C’est un grand classique lorsqu’on étudie l’évolution d’une population dans le temps : beaucoup de gens, le plus souvent pas simple négligence, omettent de tenir compte du fait que la population évolue, que, dans notre exemple, le top 1% de 1980 et celui de 2016, ce ne sont tout simplement pas les mêmes gens.
Un autre exemple célèbre nous vient de la seconde guerre mondiale quand le Center for Naval Analyses avait mené une enquête sur les dommages infligés aux bombardiers américains. L’idée était de renforcer le blindage des avions américains pour minimiser les pertes au feu. Savez-vous ce qu’ils ont fait ? Une analyse détaillée des bombardiers qui étaient rentrés de mission — c’est-à-dire, précisément, des survivants.
On retrouve le même phénomène dans les simulations de stratégies sur les marchés financiers : typiquement, lorsqu’un débutant simule une stratégie qui consiste à acheter des actifs décotés (et donc risqués) sur la base ceux qui sont encore dans le marché3)Stratégie qui fonctionne très bien, même en prenant en compte le biais du survivant, soit dit en passant.. Évidemment, si vous ne retenez que ceux qui ont survécu à une phase difficile, les résultats ne peuvent qu’être excellents.
Toujours dans le même ordre d’idée, c’est pour ça que vous avez le sentiment que les appareils électroménagers de vos grands-parents étaient de bien meilleures qualité que les vôtres : si vous les avez connus, c’est qu’ils étaient des survivants4)Notamment parce que votre grand-mère les entretenait soigneusement et parce que votre grand-père les réparait quand ils tombaient en panne.. En réalité, vous n’en savez rien : si ça se trouve, vous portez juste un jugement biaisé sur une exception.
Enfin, et sur une note plus amusante, c’est pour ça que les bâtiments très anciens ont une certaine propension à être des monuments massifs et construits de façons très précise — la grande pyramide de Khéops, par exemple. Vu de là où nous sommes, ça donne l’impression que toutes les constructions antiques étaient extraordinairement solides ; sauf qu’on oublie les villes entières qui ont disparu entre temps.
References
1. | ↑ | N’attribuez jamais à la malice ce qui peut très bien s’expliquer par de la simple incompétence. |
2. | ↑ | Fait stylisé : en général, les gens riches sont aussi âgés. Je vous laisse deviner pourquoi. |
3. | ↑ | Stratégie qui fonctionne très bien, même en prenant en compte le biais du survivant, soit dit en passant. |
4. | ↑ | Notamment parce que votre grand-mère les entretenait soigneusement et parce que votre grand-père les réparait quand ils tombaient en panne. |
15 février 2017 at 10 h 06 min
Autre exemple: « la productivité des travailleurs français est une des plus élevée au monde. »
Je laisse lecteur comprendre pourquoi il s’agit ici aussi d’un exemple du biais du survivant.
15 février 2017 at 11 h 52 min
Je trouve ce billet terriblement décevant. La proposition de départ est simple et claire, et porte sur l’évolution de la richesse des plus riches. Je m’attendais à trouver des explications intéressantes sur les énormes « non-dits » de ce type d’affirmation, à savoir « mais comment a évolué dans le même temps la richesse des autres ? »
Par exemple, il est simple de construire un petit jeu de données montrant une certaine augmentation du patrimoine des x% plus riches, concomitamment à une augmentation supérieure du patrimoine des autres.
Et je lis quoi ? Que les vieux riches de 1980, et ben ils sont morts, hé ! Circulez, y’a rien à voir !
15 février 2017 at 15 h 12 min
L’objet de l’article est d’illustrer la notion de biais du survivant.
17 février 2017 at 14 h 21 min
Dans ce cas, l’exemple est particulièrement mauvais.
Pour moi, un biais, c’est une erreur de raisonnement ou de logique qui fait croire qu’une chose est vraie alors qu’elle est fausse (ou indécidable), ou bien qui fait tirer certaines conclusion d’une affirmation par ailleurs vraie, alors que de telles conclusions ne peuvent en fait pas être déduites.
On peut parler des différences de répartition des richesses entre deux dates, mais parler alors de biais au prétexte que les deux populations ne sont pas les mêmes est une diversion futile (à ce propos, ce biais là a-t-il un nom ?)
Si tu parles de biais du survivant, je reformule immédiatement : « La richesse cumulée des x% les plus riches en 2016 est y% supérieure à celle des %x les plus riches en 1980 »
Hop, plus de biais (hormis le silence sur ce qui c’est passé pour les 100-x ! Quel est le nom de cet autre biais là ?). Néanmoins, l’affirmation est essentiellement là même.
19 février 2017 at 21 h 54 min
Non, c’est un biais qui consiste à partir de la situation d’arrivée, pour inférer quelque chose à propos de la situation de départ et de l’évolution entre les deux. C’est une variante du biais de disponibilité, qui oublie complètement que l’échantillon a changé entre les deux.
Un autre exemple cité par Guillaume est très parlant : celui des bombardiers.
Durant la seconde guerre mondiale, la navy souhaitait augmenter le blindage de ses bombardiers, mais ne pouvait le faire de manière homogène. Le premier réflexe des militaires a été de blinder les endroits où les avions qui revenaient endommagés avaient reçu le plus de coups.
La réponse des mathématiciens a été inverse : ils sont revenus bien qu’ayant été touchés là, c’est que c’est solide. Blindés les endroits qui ne sont jamais abimés chez les avions qui reviennent : ce sont ceux où un impact est mortel.